A partir des travaux de Jean-Pierre Dupuy et de René Girard.
Résumé
Cet article voudrait approfondir, à partir des travaux de J-P Dupuy et de R.Girard, la compréhension des crises rencontrées aussi bien dans les relations interpersonnelles que dans le fonctionnement des sociétés.
L’hypothèse de R. Girard sur l’origine mimétique des désirs, à la source de toute violence, explique la désignation d’un bouc émissaire à sacrifier, comme solution universelle pour rétablir, pour un temps, l’harmonie brisée. Telle serait l’origine de tout « sacré violent ».
J-P Dupuy cherche d’abord dans l’économie libérale la solution à une vie sociétale pacifiée. Puis, comme le libéralisme en soi ne peut tenir compte du long terme ni de la finitude du monde et de ses ressources, la dynamique qu’elle engendre nous mène droit à la catastrophe. J-P Dupuy propose, pour inciter le monde à un changement indispensable, « un catastrophisme éclairé » qui consiste à jouer avec finesse et intelligence sur la peur par une annonce simultanée du drame à venir et des moyens de l’éviter.
En guise de synthèse de ces deux postures, cet article propose d’introduire un triplet indissociable qui apparaît avec toute interaction : peur- attrait- tentation. Ainsi, la motivation aux changements indispensables devrait se faire, d’abord en motivant par les attraits, tout en rassurant par un mangement des risques que signalent les peurs, et en mettant en garde contre la tentation que constitue la désignation d’un bouc émissaire.
Abstract
Based on the writings of Jean-Pierre Dupuy and René Girard, this article attempts to understand the crises that occur in personal relationships as well as in the functioning of societies. Girard’s hypothesis, according to which the mimetic origin of desire is the source of all violence, explains the designation of a sacrificial scapegoat as a universal solution permitting the recovery, at least for a time, of lost social harmony: such is, according to this theory, the origin of all “sacred violence”. Dupuy initially seeks the pacification of society through the dynamics of a free-market economy; but since a free-market economy is unable of itself to take account either of the long-term or of the limits of the world’s resources, its inner dynamic leads to catastrophe. In order to bring the world around to the changes that are essential to its survival, Dupuy argues for an “enlightened catastrophism” consisting of a subtle play on fears through a simultaneous announcement of coming disaster and the means of its avoidance. The article introduces, by way of a synthesis of these two positions, an inseparable triptych which appears in the course of all human interaction: fear/attraction/temptation. Thus the motivation to bring about the indispensable changes in our practices must initially be stimulated by attraction, while simultaneously reassuring and appeasing fear through risk-management and alerting to the temptation of scapegoating.
Introduction
Pour comprendre J-P Dupuy et son évolution en tant que chercheur et pour répondre à l’invitation de l’Institut Catholique de Paris d’intervenir sur ses liens avec R.Girard et sur le concept de catastrophisme éclairé qu’il a forgé récemment, je me suis imposé de lire ou relire un bon nombre de ses ouvrages
Quelles sont les questions centrales sur lesquelles ce chercheur porte sans cesse son attention, parfois même sa fascination, avec toujours une intelligence à la fois ouverte et critique, fondée sur d’innombrables lectures diversifiées ?
Le cœur de ses interrogations me semble être les passages réciproques d’un niveau hiérarchique à un autre, du local au global, de la partie à la totalisation, de l’individu à la société, du discontinu au continu, de l’indifférencié au différencié, de l’hétéronomie à l’autonomie. Les hiérarchies enchevêtrées le fascinent et il passe beaucoup de temps à rechercher les paradoxes qu’elles engendrent et les mécanismes à la source de cet enchevêtrement, non pas pour en faire collection, mais pour les relier, tenter de les identifier, de les dénouer et proposer des solutions à nos problèmes contemporains complexes: On citera, par exemple, le dilemme du prisonnier, le paradoxe de Newcomb, le concept de contre productivité mis en évidence par I. Illich[1], l’étrange logique du don et du contre don étudiée par M. Mauss[2]. L’explication des transformations quasi magiques d’une foule qui, tout à coup, panique, de l’erreur qui engendre la catastrophe, de la prophétie qui facilite ou empêche sa réalisation, voilà les aimants qui attirent son esprit curieux.
Explication, compréhension, et, encore mieux, modélisation formelle de phénomènes économiques et sociaux importants qu’un petit nombre d’hypothèses ou de principes permettraient de reproduire, recherche de la clef cachée pour pouvoir anticiper l’avenir et donc décider et agir, voilà, à mes yeux, ses objectifs de chercheur.
Ce qu’il recherche avant tout, et c’est cela qui nous rapproche, ce sont des modèles formels. La grande qualité du modèle sur les autres modes de connaissances, c’est qu’il permet, en unifiant des savoirs partiels disponibles d’origines diverses en un tout cohérent, de comprendre le passé, de prévoir l’avenir et nous donne ainsi, au présent, la possibilité de le changer. « Le modèle commence par imiter le réel dans le passé, en espérant que le réel imitera la simulation proposée par le modèle dans l’avenir. » nous dit-il.
Peut-on s’étonner de retrouver J-P Dupuy auprès de R.Girard après la parution de ses deux premiers livres « Mensonge romantique et Vérité romanesque[3] » et « La violence et le sacré[4] ». Une telle économie de moyens pour décrire l’émergence du sacré dans tant de peuples et peuplades, sans lien entre eux, ne pouvait qu’attirer J-P Dupuy…Sur cette thèse, effectivement fascinante, que certains préfèrent appeler l’hypothèse de R.Girard, J-P Dupuy va exercer son esprit critique, comme nous le verrons.
Chez R.Girard, la solution du problème de la violence généralisée qui s’instaure entre les hommes devenus rivaux par le désir mimétique qui les anime, consiste en une focalisation de leur violence sur une seule personne, la victime émissaire, qui va, pour un temps, les réconcilier. J-P Dupuy[5], lui, semble proposer un stratagème qui ressemble au mécanisme girardien pour faire face aux intérêts divergents et à court terme des êtres humains qui nous conduisent à une catastrophe écologique planétaire, sans que cela soit précisément de la faute de personne. Au lieu d’un même désir, le sacrifice d’une victime émissaire, vers lequel réorienter pour un temps tous les désirs, c’est à partir d’une même peur que J-P Dupuy veut nous réconcilier. Pour que cette stratégie devienne efficace, il faut bien sûr que cette peur soit forte, s’installe en chaque humain et que chacun y croit : « Or, nous ne croyons pas ce que nous savons », phrase éclairante et paradoxale qui court dans les écrits de J-P Dupuy. « Notre drame, c’est que nous ne croyons qu’aux risques que nous avons les moyens de prévenir, sinon ils perdent toute réalité », nous dit-il ; « sinon, on ne peut y croire ».
L’idée du « catastrophisme éclairé » est donc de susciter dans l’opinion une image de l’avenir suffisamment catastrophique pour être repoussante et suffisamment crédible pour déclencher des actions qui en empêchent la réalisation « à un accident prés ».
Notre réflexion partira de l’analyse des paradoxes relationnels que sont le dilemme du prisonnier et le paradoxe de Newcomb, pour nous intéresser ensuite à la morphogénèse des sociétés pour enfin aboutir à la dynamique de la complexification du monde.
I – Les paradoxes, source de compréhension des mécanismes relationnels et sociétaux
Essayons donc d’avancer pas à pas dans la pensée de J-P Dupuy, en essayant, à chaque étape, de proposer notre façon personnelle de nous positionner par rapport au problème soulevé.
I.1 – Le dilemme du prisonnier
Commençons par la relation à deux personnes, molécule d’hydrogène des sciences humaines, que les mathématiciens, notamment Von Neuman et Morgenstern[6] ont essayé de modéliser dans la théorie des jeux (et qui sera généralisée par la théorie des choix rationnels). Partons pour cela du dilemme du prisonnier – je préfère l’appeler paradoxe de la coopération (puisqu’il s’agit d’examiner les conditions de possibilité pour deux acteurs de coopérer) – que je présenterai de manière synthétique suivante : quand nous sommes en interaction avec une personne libre qui a un autre système de préférence que nous, acceptons-nous de renoncer à la situation où l’on gagne le plus, mais au détriment de l’autre, pour choisir un comportement qui aboutira à une situation où les deux acteurs gagneront modérément mais ensemble ? Si cette situation ne se présente qu’une seule fois, la mauvaise nouvelle est que les solutions que propose la théorie des jeux (stratégie prudente, celle qui évite le pire ou stratégie dominante, celle qui maximise ses gains quelque soit le comportement de l’autre) existent et sont applicables. Malheureusement la solution suggérée est de ne pas coopérer. Si on répète la situation avec les mêmes acteurs, heureusement cela change. On peut trouver des stratégies qui parviennent à favoriser la coopération; parmi les plus connues :
- Tit for tat, ou donnant-donnant, (voir le livre d’Axelrod[7]), où l’on voit déjà apparaître un comportement mimétique : commencer par coopérer, puis choisir le comportement (coopératif ou non) adopté par l’autre acteur au coup précédent.
- la stratégie Pavlov qui consiste à « adopter le même comportement que précédemment si l’on gagne et à en changer si l’on perd ». Cette stratégie simpliste et purement égoïste s’avère cependant opérationnelle dans certaines conditions et résiste aux aléas.
Avec bien d’autres chercheurs, J-P Dupuy a essayé de trouver, en restant sur un plan strictement mathématique, des stratégies plus complexes encore, qui permettraient de stabiliser la coopération dans le dilemme du prisonnier, comme l’a fait Howard[8] et D. Gauthier[9] avec des solutions mathématiques complexes qui nécessitent des informations complètes sur la situation et une rationalité parfaite. Si ces efforts possèdent un intérêt intrinsèque considérable, comme par exemple de montrer la possibilité de proposer d’une morale entièrement fondée sur l’optimisation de l’utilité, ils se fondent, d’après moi, sur des hypothèses irréalistes en situations réelles qui se caractérisent justement par une information incomplète, une impossibilité d’attribuer à l’avance une utilité aux évènements possibles, une rationalité limitée, fondée sur nos préférences ainsi que par une incidence non négligeable de l’émotionnel sur les choix réalisés et sur des ressenties relatifs aux évènements vécus bien différents de ceux que l’on peut prévoir.
A Compiègne, notre équipe a proposé une solution originale qui consiste à envisager un couplage virtuel des revenus des deux acteurs. Cela revient pour un acteur à faire le raisonnement suivant: « en plus de son gain propre, un acteur gagne virtuellement quelque chose de plus quand l’autre gagne et perds virtuellement quelque chose quand l’autre perd ». Nous proposons que chaque acteur associe à son revenu réel, un revenu virtuel (ou imaginaire, pour faire une analogie avec les nombres complexes) qui provient du revenu de l’autre acteur multiplié par un coefficient de couplage compris entre –1 et +1. On constate alors que, dans le cas d’un couplage positif, ce couplage favorise la coopération, jusqu’à la stabiliser (un couplage =1 assure le même ordre de préférence aux deux acteurs), et que, dans le cas d’un couplage négatif, (qui revient à gagner virtuellement quand l’autre perd et à perdre virtuellement quand l’autre gagne), il rend plus difficile la coopération, jusqu’à la rendre impossible (un couplage = -1 transforme le dilemme du prisonnier en un jeu à somme nulle, où les préférences des deux acteurs sont inversées)[10].
Nous avons interprété ce coefficient de couplage comme la traduction de la confiance ou de la méfiance qu’un acteur fait à l’autre à une séquence donnée. La corde qui relie deux grimpeurs peut être la matérialisation d’un couplage égal à 1: on réussit ensemble ou on meurt ensemble. La dynamique de ce coefficient dépend, d’une part de l’attitude coopérative ou non de l’autre dans le passé, d’autre part, de la propension d’un acteur à faire confiance.
Nous avons ensuite proposé de faire un changement de variables qui permet de passer des trois différences des revenus suivantes :
- Prime à la défection moins Récompense de la coopération mutuelle,
- Récompense moins Perte de la défection mutuelle
- Perte moins Surperte due à la trahison surprise
à trois ressentis des acteurs, respectivement :
- la peur d’être trahi
- l’attrait de coopérer
- la tentation de trahir.
Ce passage du domaine des mathématiques où on est susceptible de calculer des solutions optimales à condition de disposer de toutes les données précises au domaine des ressentis qui nous ouvre à la subjectivité et à l’expression des sentiments à travers le langage, s’est révélé à la fois opérationnel et fructueux dans la pratique quotidienne et professionnelle[11]. Certes, nous quittons ainsi la Théorie des Jeux et donc la communauté des chercheurs de cette discipline pour les Sciences de l’Information et de la Communication, pas encore prête non plus à nous accueillir. Ce sont les applications de cette démarche qui sont notre meilleur argument pour entrainer les chercheurs intéressés par le dilemme du prisonnier à considérer notre approche avec sérieux et à découvrir ensuite sa généralité : la stabilisation de toute coopération par la création de couplages entre les acteurs.
La stratégie de la confiance, que nous proposons d’appliquer en situation réelle de dilemme du prisonnier auquel nous sommes si souvent confrontées au quotidien, consiste, dans une situation précise et avec un acteur avec lequel nous avons déjà une histoire, à évaluer l’intensité du dilemme crée par toute situation d’interaction à l’aide du triplet des Peurs, Attraits et Tentations tels qu’ils sont ressentis. On compare alors l’intensité du dilemme estimé respectivement par les deux acteurs, aux confiances mutuelles. La confiance d’un acteur en l’autre se traduit par un couplage librement accepté de leurs revenus. De la comparaison de l’intensité du dilemme et des confiances respectives, chacun peut en déduire l’attitude coopérative ou de défection à adopter. Les confiances seront alors réévaluée par chacun d’eux à l’issue de la rencontre suivant les résultat obtenus, ce qui induit une dynamique de la confiance, titre de notre livre sur ce thème[12]. Deux acteurs, démarrant la relation avec un couplage nul ou faiblement positif, peuvent progressivement construire ou détruire la confiance au fur et à mesure qu’ils constatent le comportement de l’autre. Les enjeux et les risques pris vont donc évoluer au cours des rencontres successives avec l’évolution des différentes confiances traduisant des couplages acceptés de plus en plus grand, donc capable d’assurer la coopération pour des situations de risques de plus en plus grand. La question qui reste entière est de savoir en qui et comment placer notre confiance, sans faire des erreurs d’estimation aux conséquences graves. C’est justement ce point que va permettre d’éclairer la situation inventée par Newcomb.
I.2 – Le paradoxe de Newcomb
Le paradoxe de Newcomb, que j’ai découvert dans « Ordres et Désordres »[13], ne fait plus seulement intervenir deux protagonistes, mais un petit groupe face à un génie qui prétend être capable de prévoir le choix d’une personne, avant que celle-ci ne l’ait fait. Pour prouver cette compétence, il va proposer le choix suivant : sur une table, une boite transparente côtoie une boite opaque. Dans la boite transparente, il y a mille euros et dans la boite opaque, il y a, ou il n’y a pas, un million d’euros. Le génie donne alors les deux choix suivants :
- prendre les deux boites (two boxes), mais comme il aura prédit ce choix, le million ne sera pas dans la boite opaque,
- prendre une seule boite (one box), celle qui est opaque. Comme il aura prévu ce choix et pour récompenser de la confiance qui lui est faite, le génie aura placé un million d’Euros dans la boite.
Avant de réaliser l’expérience avec vous, il va proposer d’observer ce qui se passe avec quelques personnes que vous connaissez, qui ne sont donc pas ses complices.
Or, vous constatez que :
- dans tous les cas où la personne a choisi une seule boite, le million y était
- dans tous les cas où le choix des deux boites a été fait, le million n’était pas dans la boite opaque.
Mais ces expériences sont en petit nombre, excluant tout raisonnement statistique.
C’est maintenant à votre tour de jouer. Vous sortez de la pièce, le génie met, ou ne met pas le million d’Euros dans la boite opaque. A votre retour :
- vous choisissez « one box » et faites confiance à la capacité de prédiction du génie,
- vous choisissez « two boxes » et refusez de laisser mille euros sur la table, sachant qu’au moment du choix le million ne va pas apparaître ou ne va pas s’envoler par magie.
Plus de deux tiers des 30 000 étudiants américains soumis à ce test font confiance au génie et choisissent « one box ». Je vérifie chaque année cette proportion avec les étudiants français de mon cours. En toute logique, il n’y a pas de « meilleur choix » ; on peut donc justifier un choix par rapport à l’autre en abîme, sans conclusion définitive, comme l’a montré Jean-Pierre Dupuis dans son article « le temps de l’histoire et le temps du projet ».
L’argument principal de ceux qui choisissent « two boxes » consiste à nier la possibilité de rétroaction d’un effet sur une cause lorsque l’effet est postérieur à la cause, selon les bons principes de la physique classique et de l’irréversibilité de la flèche du temps. En aucun cas, le choix fait après que le génie a décidé de mettre ou pas le million dans la boite opaque ne peut rétroagir sur la décision du génie. Il est donc impossible que le génie puisse prévoir, dans le temps de l’histoire un choix futur. Cet argument fort oublie, en fait, une partie des données : les expériences précédentes dont les partisans des « two boxes » ne tiennent aucun compte. J-P Dupuy propose de distinguer le temps de l’histoire linéaire où, effectivement, la flèche du temps est irréversible et où l’effet ne peut pas rétroagir sur une cause antérieure, et le temps du projet, ici celui de l’expérience, où, en fait, le génie, loin de décider avant son interlocuteur, décide « dans le même temps du projet » que lui, puisque, avant même de quitter la pièce, la décision de l’acteur est peut-être déjà prise. En effet voir les boites ne lui apporte aucune information supplémentaire sur l’action du génie, la boite problématique étant opaque. L’effet et la cause sont donc simultanés, au sens du temps du projet, la boucle de retour est donc possible dans le temps du projet… Jolie sortie d’un dilemme qui n’est, à mon sens, qu’une solution partielle! La vraie sortie du dilemme serait d’expliquer exactement comment procède le génie pour prédire, ce que nous nous proposons de faire, même si ce n’était sans doute pas le propos du créateur du paradoxe. L’enjeu, pour lui, était plutôt de tester la croyance en la prédestination, le génie étant tout simplement Dieu.
Sortant donc du cadre strict de la situation pensée par son inventeur, voici notre proposition :
- Le génie, loin d’être un être divin, n’est autre qu’un chercheur en communication non verbale, spécialisé dans l’interprétation des mouvements et des muscles faciaux et corporels; il sait détecter les attitudes, les mouvements inconscients qui trahissent les pensées et les sentiments. Pendant les expériences préliminaires, il regarde attentivement le futur candidat et conclut sur la confiance qu’il lui fait. On comprend ainsi qu’il soit capable d’anticiper son choix.
- Face à cette explication, le rationaliste, partisan du choix « two boxes », répliquera que s’il en est ainsi, il va simuler la confiance, pendant les expériences préalables, de manière à tromper le génie, reprenant en quelque sorte la stratégie de l’arnaqueur.
Qui aura raison ? Le génie qui prétend savoir distinguer celui qui fait vraiment confiance de celui qui simule ou le comédien, en lequel s’est transformé notre rationaliste, qui saura jouer si bien la confiance qu’il prétend pouvoir tromper l’expert en détection de la confiance qu’est le génie ? En amenant le rationaliste sur le terrain de la comédie, le génie a toute fois gagné une partie ; le pur rationalisme est maintenant devenu intenable, c’est la subjectivité, à travers la capacité d’imitation et sa détection qui est, de part et d’autre, au commande.
Ce que met en évidence le dilemme de Newcomb, c’est l’importance capitale qu’il y a à distinguer celui à qui on peut vraiment faire confiance de celui dont il faut se méfier, parce qu’il simule la confiance pour mieux nous trahir lorsque l’enjeu sera élevé. Ce sont les personnes porteuses d’un handicap mental, experts de l’évaluation de la confiance, qui m’ont fait remarquer et vivre l’importance de cette qualité et son impact considérable dans la vie quotidienne…
Nous ne quitterons pas ce niveau élémentaire de l’interaction, dont les dilemmes du prisonnier et de Newcomb sont des phares, sans insister sur les points suivants :
- Se coupler avec les revenus de l’autre avec un coefficient de couplage de 1 signifie donner, lors d’une interaction, autant d’importance au revenu de l’autre qu’à son propre revenu. N’est-ce pas une traduction mathématique très frappante de la parole du Lévitique : « Aime ton prochain comme toi-même ! »
- Distinguer la vraie confiance de la confiance simulée est une qualité essentielle à développer chez les enfants et qui implique une nouvelle pédagogie, celle qui construit des relations harmonieuses et, par conséquent, la confiance en soi.
- Accepter de se coupler, pour le meilleur et pour le pire, c’est à dire être solidaire avec un ou plusieurs autres êtres humains bien sélectionnés, c’est déjà difficile, mais le faire avec des gens fragiles, avouons que ce n’est pas une attitude naturelle ; elle doit donc figurer comme une règle éthique universelle de l’humanité : la nécessité de prendre en compte le sort des plus faibles (la veuve et l’orphelin…). Cela induit des conséquences concrètes.
Prenons l’exemple de Tchernobyl, auquel J-P Dupuy a consacré son livre « Retour de Tchernobyl, journal d’un homme en colère »[14]. En 1996, dix ans après la catastrophe, six millions de personnes vivaient dans des territoires dont la contamination est comprise entre 3 et 15 Curie au km2 dans une zone dite « zone de relogement volontaire », c’est à dire d’où la population pourrait déménager et être relogée si elle le voulait…Non seulement elle ne voulait pas, mais les rares personnes qui étaient parties sont presque toutes revenues. Plus de vingt ans après, elles sont toujours là !…
La question qui nous est posée est la suivante :
- allons-nous nous coupler avec cette population, être solidaire de leur sort et allons-nous les aider à trouver des solutions pour faire face à cette situation dramatiquement nouvelle où, les médecins biélorusses nous le confirment, 85% des enfants sont en mauvaise santé,
- Ou allons-nous abandonner cette population à son triste sort et donc nous découpler d’avec elle ? Se coupler voudrait dire partager leurs gains et partager leurs pertes. Cela veut dire, comme pertes il y a, de mettre non seulement la main au porte-monnaie, mais surtout de trouver avec eux et de proposer des solutions inventives pour minimiser ces pertes. Donc, comme le proposait notre ambassadeur de France au colloque de Stolyn en novembre 2001 (organisé par l’équipe ETHOS dont je faisais partie[15]&[16]) de consacrer autant de crédits européens pour les territoires contaminés que les milliards dépensés pour bétonner le réacteur, ce qui est loin d’avoir été fait.
II – Morphogénèse de la société
Avec cette exemple, nous en arrivons au niveau de la société, du collectif et de sa genèse, qui fascine tant J-P Dupuy. Avant de nous y arrêter, j’aimerais faire remarquer qu’il existe, entre le niveau individuel et le niveau collectif, un niveau intermédiaire, souvent oublié, celui du « commun » qui s’incarne dans le projet commun, qu’il soit associatif, professionnel, culturel ou sportif. C’est la constitution d’un système à partir d’un ensemble de personnes qui se dotent d’une finalité, de plusieurs objectifs, de moyens, d’une structure à partir desquels elles élaborent une organisation et pour la constitution de laquelle il n’y a pas besoin de meurtre fondateur, mais souvent bien sûr d’un fondateur, d’une finalité partagée et du récit de la fondation qui devient alors mythique.
II.1 – L’hypothèse girardienne
Dans son livre « Les communions humaines[17]» Régis Debray pose clairement la question : « Comment s’engendre un individu collectif ? Un singulier pluriel ? Un tous ensemble à partir d’un tous à la fois ? C’est la question qui est devenue la plus taraudante, la plus lancinante, la plus frustrante, qui rôde un peu partout et dont nous avons perdu le mode d’emploi. C’est comme si le mode d’emploi dont nous avions le plus besoin nous avait été subtilisé ; il n’y a pas de notice pour l’union des cœurs.»
Debray tente d’y répondre en répertoriant quelques grands invariants que l’on peut discerner en étudiant, dans l’histoire, les cas où cela a fonctionné :
- la définition une frontière
- un homme providentiel
- un idéal
- un principe suprême
- le récit du mythe fondateur et son rappel mis en scène par des célébrations rituelles
- Une hiérarchie
Nous avons vu que le mythe fondateur tourne toujours, selon R.Girard, autour du meurtre fondateur de la victime émissaire qui rétablit l’harmonie après le chaos violent et inévitable provoqué par le désir mimétique généralisé et la transformation du prochain en rival-obstacle.
Ce qui intéresse Jean-Pierre Dupuy dans la pensée girardienne, c’est « le passage d’une explication structuraliste de la société à une explication morphogénétique qui nous permette de comprendre la suite logique des processus constitutifs d’un tout, à partir d’individus (…) »
Girard met l’accent sur l‘origine à la fois factuelle, violente et symbolique (le sacré) de la société. Il nous permet de comprendre l’ascension du simple (l’individuel) au complexe (le social) (…) « Est-ce le symbole qui fait le social, comme le dit Lévi-Strauss ou le social qui crée le symbole, comme le dit Mauss ? (…) Girard résout le problème comme les théories de l’auto-organisation résolvent le passage du simple au complexe et de l’indifférencié au différencié ».
« Car le mimesis est à la fois un principe de séparation à travers le modèle obstacle et un principe de réunion par imitation. Le modèle formel qui constitue l’ossature de la théorie girardienne est du plus haut intérêt pour penser la morphogénèse, la différenciation, le discontinu à partir du continu[18] », nous dit J-P. Dupuy.
La condition de fonctionnement des mécanismes girardiens est que « les hommes ne sachent pas ce qu’ils font », motif utilisé par Jésus pour les pardonner. S’ils savaient, c’en serait fini… « L’homme croit désirer librement, en terme d’intention et de valeurs, alors qu’il n’est que le jeu d’un mécanisme qu’il méconnaît : désir mimétique, désignation d’un bouc émissaire, mécanisme victimaire de résolution de conflit. »
« Est-il sûr que la connaissance de cette méconnaissance suffise à détruire cette méconnaissance, ce qui arrêterait l’efficacité du mécanisme ?[19] », demande J-P Dupuy.
Miné par la révélation chrétienne, le mécanisme s’arrêtant, peut déboucher, d’après Girard, sur la violence terminale, parce qu’aucune solution à la violence n’est désormais applicable. Il y a bien sûr une autre possibilité : le royaume d’amour instauré par la conversion des hommes et leur libération du désir mimétique. L’exigence est donc maintenant que les hommes se réconcilient, sans intermédiaire sacrificiel. En effet, le mécanisme du bouc émissaire va se tarir au fur et à mesure que le monde va découvrir, à la suite du Christ, que la victime est innocente et que le processus n’engendre pas une situation durable à la résolution des conflits. Le christianisme, lui, implique de se mettre du côté de la victime et de clamer son innocence, en pardonnant aux violents pour la bonne raison « qu’ils ne savent pas ce qu’ils font ». Ils sont tout simplement prisonniers de mécanismes qui les dépassent et qu’ils ignorent. Pour Girard, l’avenir n’a le choix qu’entre la violence généralisée et la solution qu’est venu annoncer le Christ, c’est à dire le royaume de l’amour.
II.2 – Les autres voies possibles
Même s’il est très intéressé par la puissance et la simplicité du mécanisme du désir mimétique, J-P Dupuy n’en conteste pas moins certaines conclusions de R.Girard, notamment cet avenir binaire qu’il prophétise. Voici les quelques autres voies explorées par Jean-Pierre Dupuy.
II.2.1 – L’économie libérale, solution à la violence sociale ?
En effet, l’économie de marché fondée sur ce grand système d’équivalence généralisée qu’est l’argent, constitue un substitut universel à tous les objets du désir. Si l’argent permet de tout acheter, il permet de donner un équivalent à l’objet rare, détenu par l’autre, qui perd alors son caractère unique et non partageable. Mais l’argent devient alors la source même ou l’ersatz de tous les désirs. L’argent ce n’est rien d’autre que la confiance réifiée, car nous avons confiance que cet argent permettra d’acheter l’objet désiré. En effet, grâce à la main invisible qui traduit l’opinion de tous par le biais de la loi de l’offre et de la demande, chaque objet a son prix, jusqu’à celui de la vie humaine, calculée par les assurances, dont on sait bien que celle d’un Américain vaut plus que celle d’un Européen et plus encore que celle d’un Africain. On comprend alors bien pourquoi J-P Dupuy a été fasciné par les théories qui cherchaient à concilier économie libérale et justice, (Rawls[20], Hayek[21]), démarche qui l’a conduit de la fascination à la déception.
II.2.2 – L’économie régulée par la justice
Le libéralisme s’avère être une théorie qui dépasse le strict plan économique pour constituer un paradigme qui fonde un choix de société. Il repose sur le respect absolu de la liberté de chacun, promeut la capacité d’initiative et encourage l’esprit d’entreprise. Mais ce système de pensée a aussi ses limites : la liberté, sans contrepartie, se révèle avoir des effets pervers quand elle va jusqu’à défendre « la liberté du renard dans le poulailler », aboutissant à l’exploitation des faibles par les forts.
En accord avec A. Orlean[22], J-P Dupuy[23] conclut que l’économie doit être régulée par un système de conventions qui permette de coordonner et d’encadrer les initiatives individuelles et de contribuer à constituer des logiques collectives, constitutives des organisations sociales. Le juge et le système judiciaire doivent en garantir l’application en s’interposant dans les conflits entre les protagonistes, pour contrebalancer la loi du plus fort et interrompre le cycle de la violence qui ne cesse autrement de s’amplifier. C’est d’ailleurs cette amplification qu’a essayé de contenir la loi du Talion, « Œil pour œil, dent pour dent », progrès moral qui risque d’engendrer tout de même une société aveugle, nous fait remarquer Martin Luther King. La justice, nous disent Jean-Paul II[24] et Leonardo Boff[25], pour une fois d’accord, n’est pas suffisante : pas de paix sans justice, certes, mais pas de justice sans pardon et le pardon, cela implique la repentance, la reconnaissance de ses responsabilités et de ses fautes, la compassion et la miséricorde, vertus qui ne sont pas en odeur de sainteté dans notre monde, comme le fait remarquer Comte-Sponville[26] dans son « petit traité des grandes vertus ». Hannah Arendt, dans « la condition de l’homme moderne[27] », attribue clairement à Jésus la paternité du pardon humain (le pardon Divin est déjà dans la Torah), ce complément indispensable à la justice.
III – La dynamique de la complexification du monde
Les différentes approches de la complexité ont aussi retenu l’attention de J-P Dupuy qui a organisé avec -P. Dumouchel, en 1984, le colloque de Cerisy sur le thème l’auto-organisation. Il s’agissait d’abord de comprendre pourquoi la nature semble n’avoir pas suivi le deuxième principe de la thermodynamique, qui indique que tout énergie se dégrade en chaleur de façon irréversible et que tout ordre devient progressivement désordre. Tout cela est vrai dans un système fermé, mais, un système ouvert qui s’alimente de matière, d’énergie et d’information, peut trouver un (ou plusieurs) point(s) fixe(s), qui ne pourrait se maintenir sans cet apport extérieur.
De plus, les systèmes complexes ouverts peuvent transformer de l’aléa ou du bruit en information, puis en signification, donc en organisation, nous dit H.Atlan[28]. Le principe darwinien de sélection peut alors privilégier le développement des organisations les mieux adaptées à l’environnement. Hasard et nécessité sont les deux clefs de l’explication de l’évolution, ainsi que le résumera Jacques Monod[29]. L’aléa, qui peut certes conduire à l’accident, est une information utile qui peut aussi, s’il est interprété, donner lieu à une organisation plus sûre grâce aux barrières de prévention et de protection que cet événement aura permis de déduire à priori ( par analyse des risques) ou à posteriori (par retour d’expérience).
Morin[30] reprendra cette réflexion en essayant de caractériser la complexité par quatre caractéristiques :
- l’émergence de propriétés et de processus inattendus
- la présence de dialogiques, logiques antagonistes et complémentaires qui traversent tout système complexe et qui, loin de se dissoudre en synthèse, constituent l’aiguillon permanent de la créativité.
- La présence de récursivité, où les parties sont à la fois productrices des autres et produites par elles.
- Le principe hologrammatique, qui stipule que le tout est plus que les parties mais est présent dans les parties et que les parties sont plus que la division du tout, c’est à dire qu’elles acceptent de perdre quelque chose pour appartenir au tout et bénéficier de l’émergence qui est associée.
La complexité, (de « complexus » : toile produite par des fils entrecroisés), permet donc l’émergence de nouvelles qualités et propriétés, de nouveaux processus, de nouvelles dimensions, comme le fil, presque mono-dimensionnel, devient tissu, bi-dimensionnel, grâce à l’entrecroisement qui révèle ce qui n’était qu’à l’état de semence dans le fil. Gilbert Simondon[31] parle de « relation transductive », quand les termes de la relation sont crées et structurés par le lien qui les réunit. La condition en est que chacun des termes aient déjà en eux, en germe, le potentiel de devenir, mais ils n’adviennent à leur véritable dimension et ne révèlent leurs potentiels cachés que grâce à la relation elle-même.
Dans un système complexe, les parties interagissent en révélant des potentiels cachés qui s’entrecroisent en créant des nouveaux processus qui se sélectionnent par leur pertinence. Le système est alors capable de donner du sens à des signaux qui n’en avaient pas auparavant, à explorer des territoires inconnus où existent des sources jusque-là inexploitées d’externalités positives qui nourrissent la stabilité de nouveaux points fixes, équilibres impensables auparavant, semblant émerger du néant. Ils sont, en fait, conséquence de l’émergence, à partir de potentiels cachés, de nouveautés imprévisibles qui s’incarnent en réalités devenues non seulement possibles mais stables ou stabilisables.
Remarquons que l’entrecroisement des fils de chaîne et des fils de trame peut donner le tissu bidimensionnel, la rencontre d’un homme et d’une femme peut donner un nouvel être humain unique ; la rencontre de deux intelligences, (Crick et Watson, par exemple), engendrer une découverte comme la structure en double hélice de l’ADN, la rencontre de deux systèmes complexes composé de nombreux êtres humains peut à son tour produire de nouveaux systèmes avec de nouveaux objectifs et de nouvelles propriétés. Tout cela est, bien sûr, loin de l’équilibre statique et doit s’alimenter en permanence en information, matière et en énergie que l’on va puiser dans des sources. Or nous savons que les réserves de ces sources sont limitées. Mais ces nouveaux systèmes ne sont ni toujours stables ni toujours souhaitables. Il faut leurs adjoindre contrats ou conventions, qui, bien que nécessaires, ne sont pas suffisantes. Il faut aussi y associer de la confiance, à la fois entre les participants au système et dans le système (sa structure, son organisation et son chef), c’est à dire du couplage librement accepté par les parties, les unes par rapport aux autres et par rapport au tout. Pour que tout cela dure, il faut y ajouter, comme nous l’avons vu, de la justice, du pardon, de la compassion. J’y ajouterais une condition supplémentaire : celle de la fécondité du système. Sans fruit dont chaque participant ne puisse bénéficier tant soit peu, tout système finit par mourir à petit feu ou par exploser.
Les quatre propriétés des systèmes complexes ne sont pas sans conséquences importantes :
- L’émergence entraîne logiquement l’imprévisibilité de l’avenir.
- La récursivité induit l’irréversibilité des processus et donc l’impossibilité de revenir en arrière.
- La dialogique exprime la dimension interculturelle de toute rencontre et le nécessaire travail d’intercompréhension à opérer pour sortir des malentendus et incompréhensions inévitables.
- le principe hologrammatique souligne la nécessité, dans un système complexe, que chacune des parties puissent co-construire avec les autres son identité unique, ainsi que l’identité du système qui rétroagit à son tour sur l’identité des parties.
Ceci conduira Jean-Pierre Dupuy a promouvoir l’idée d’un « individualisme méthodologique complexe »[32], expliquant l’apparition des propriétés nouvelles à chaque niveau hiérarchique allant de l’individu à la société. Cette caractéristique d’émergence de propriétés nouvelles, propre aux systèmes complexes, permet de décrire a postériori les phénomènes que nous constatons tous, mais elle n’en révèle pas le pourquoi. Edgar Morin nous interpelle en nous demandant : Pourquoi ce phénomène d’émergence que nous constatons, émerge-t-il ?
Voilà quelques pistes qui permettent de baliser le passage dans un système complexe d’un niveau à un autre, de la partie au tout, d’une hiérarchie à une autre, d’une dimension à une autre.
IV – La contestation radicale de l’hypothèse de R.Girard
Après avoir élargi les scénarios des futurs possibles en nous libérant de l’avenir binaire auxquels nous limitait R.Girard, J-P Dupuy va encore plus loin dans sa critique du modèle girardien. C’est sur sa fine pointe qu’il émet des doutes. Le désir mimétique est-il réellement la seule source et l’explication unique de toutes les formes de violence ?
« Le propre du désir humain est d’être mimétique », affirme R.Girard : c’est l’autre qui nous désigne ce qui est désirable. Il n’est de désir que selon le désir de l’autre. « Le romantisme nous ment, quand il dit que l’homme est la source de son désir. La vérité est à chercher dans le romanesque. C’est un tiers qui nous désigne l’objet à désirer[33] ».
Et si c’était cette hypothèse fondatrice qu’il convenait de remettre en cause ? Est-ce que pour autant, tout l’édifice girardien s’écroule ? Pas du tout… C’est là notre hypothèse personnelle qui conteste la pierre angulaire de la pensée de René Girard, contestation différente de celle de Jean-Pierre Dupuis. C’est ce que nous voudrions expliquer maintenant pour ouvrir un débat difficile. Notre contestation commence par modifier légèrement le statut que R.Girard donne au désir mimétique. Lui qui, d’abord, nous enfermait à jamais dans la prison du désir mimétique, en nous faisant remarquer que Jésus lui-même ne prétendait pas faire sa volonté propre comme tous les autres gourous, mais disait ne faire que « la volonté du Père », ouvre partiellement la porte en nous affirmant : « Suivre le Christ, c’est renoncer au désir mimétique[34] ». Cela signifie-t-il qu’il existe des désirs non mimétiques ou qu’il faille renoncer à tout désir ? Désir et désir mimétique sont-ils des synonymes comme nous invite à le penser R. Girard?
Si nous nous référons à la définition du désir donnée dans le dictionnaire de la conversation[35] :
« Le désir est ce mouvement spontané de l’âme par lequel elle aspire à la possession de ce qui lui agréé. Ce pouvoir dont nous sommes doués, de jouer ou de souffrir, d’être affecté de plaisir ou de peines(…). N’entrent-ils pas dans le désir un autre élément qui n’appartient pas au principe affectif, et qu’il faut nécessairement rapporter à un autre, au principe actif. Il consiste, pour l’âme à aspirer à la possession d’un objet, à se porter vers lui pour l’attirer à elle : il y a mouvement et mouvement attractif(…) une âme s’ouvre d’abord un sentiment de plaisir, à l’occasion d’un objet mis en relation avec elle. Ce sentiment vient à cesser par une cause quelconque, et alors il éprouve un sentiment de tristesse et comme de regrets pour le bien qu’elle a perdu : ce tourment secret, qui nait à la suite de la privation, a reçu le nom de besoin. Le besoin bientôt suivi du mouvement par lequel l’âme aspire à posséder ce qu’elle regardait comme son bien, et c’est ce mouvement, cet élan de l’âme vers la jouissance, qui constitue essentiellement le désir. » Bien entendu cette description fine du désir ne pouvait pas faire mention, compte tenu de sa date, de son caractère mimétique (ou non), mais il nous permet de poser la question : Peut-on désirer ce qu’on ne connait pas encore parfaitement, ce dont on n’a pas une vision claire, une expérience réelle mais qui se présent seulement sous la forme d’une orientation, d’une aspiration, d’une inclinaison à être… soi-même, c’est à dire à être sans modèle ? Nous répondons clairement oui à cette question.
Considérons les biens étranges désirs que Jésus nous propose dans les Evangiles, à de nombreuses reprises :
Le sermon sur la montagne nous invite, pour être heureux, à être pauvre, à pleurer, à accepter d’être persécuté pour la justice, au lieu de désirer, comme tout le monde, la première place. L’Evangile est rempli de ces conseils paradoxaux : « Si vous voulez être premier, dit-il, aller prendre la dernière place»(Lc14,10), «Celui qui voudra devenir grand parmi vous, sera votre serviteur »(Mt 20, 26), voilà ce qui est vraiment conforme à la volonté du Père. « Aimez vos ennemis » (Lc 6,27), « Si on vous frappe sur une joue, tendez l’autre » (Lc 6,29), « Pardonnez soixante dix sept fois sept fois »(Mt 18, 22), ne sont pas des attitudes que l’être humain a tendance à désirer spontanément, c’est le moins que l’on puisse dire.
Remarquons que déjà, dans la Torah, la dernière des dix paroles données à Moïse est: « Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain, la femme de ton prochain, ni son serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne, ni rien de ce qui est à ton prochain ». (Exode 20,4). Cette parole nous appelle à résister à « la convoitise » de l’objet de l’autre, convoitise provenant du désir mimétique. Si Dieu transmet à Moïse son désir de voir l’être humain résister au désir de l’objet de l’autre, cela ne signifie-t-il pas qu’il est possible d’y résister ? Et donc qu’il existe d’autres désirs auxquels il nous invite.
« Ne nous soumets pas à la tentation », dit la prière que Jésus apprend à ses disciples, à leur demande, phrase à laquelle nous ajouterions « du désir mimétique »; elle est d’ailleurs suivie par : « Et délivre-nous du mal » !
« Avions-nous oublié le mal ?[36] » interroge J-P Dupuy après le 11 septembre : le mal, c’est cette propension des humains à s’immerger dans la violence destructrice, quelque soient les justifications qu’ils se donnent. La violence est une tentation universelle, une solution possible à tous les problèmes : la loi du plus fort… Ce n’est jamais la seule, jamais la meilleure, contrairement à ce que nous dit La Fontaine pour nous faire réagir. C’est aussi et malheureusement celle qui est la plus facile à mettre en œuvre, la moins créative, ce qui explique qu’elle soit malheureusement souvent utilisée.
Si la violence est une tentation universelle, pourquoi n’en serait-il pas de même du désir mimétique dont R.Girard montre avec force et élégance qu’il est à la source de la violence ? Le désir mimétique est une tentation universelle du désir, mais il n’est le seul désir possible, voilà l’idée que nous voulons défendre ici.
Tel est donc le décalage que nous proposons :
Le désir mimétique est bien universel, présent partout et en toutes circonstances, prêt à jaillir dans le cœur de l’homme comme un bête tapie, mais ce n’est qu’une des formes possibles du désir, une tentation toujours là, visible ou invisible. Car il existe, d’après nous, une autre forme de désir.
Rappelons-nous, dans la Genèse, le dialogue de Yahvé et Caïn, après le refus de l’offrande. Selon la traduction de M. Balmary dans « Abel ou la traversée de l’Eden[37] », « cela brûle beaucoup Caïn, ses faces tombent ». Caïn est jaloux de son frère Abel, le refus de son offrande « lui faire perdre la face », jusqu’à perdre son identité. YHWH dit à Caïn : « Pourquoi cela te brûle-t-il ? Pourquoi tes faces sont-elles tombées ? »
Parmi les cinq traductions qu’elle cite pour la phrase suivante, retenons la version de A. Chouraqui[38] : « Que tu excelles ou non à tolérer, à la porte, la faute est tapie : c’est toi qu’elle désire. La gouverneras-tu ? » La faute qui risque d’advenir à cause du désir mimétique de l’offrande agrée de son frère est tapie, cachée. La faute te désire, elle te tente, elle trouve son origine dans le désir mimétique de Caïn pour l’agrément reçu par Abel qui va se traduire par la vengeance et le meurtre. Mais si le désir mimétique a envahi Caïn au point de l’aveugler et de lui faire perdre la face, YHWM lui dit qu’il peut aussi le dépasser, le gouverner. Il n’est pas inéluctable, on peut y faire face et le dominer. Quel autre désir plus fort peut s’y substituer ? Le vrai désir, le désir d’être soi, d’apprendre à partir de ses propres erreurs, de découvrir son unique.
Cet « unique » se décline sur les plans biologique, intellectuel, relationnel et spirituel, ainsi que je l’ai détaillé dans mon livre sur la paternité[39] . En effet, dès notre conception, notre corps se constitue sur la base d’un patrimoine génétique unique, présent dans chacune de nos cellules. Notre développement s’effectue en inter action avec un environnement spécifique et changeant donnant lieu à un ensemble d’apprentissages et de compétences uniques. Notre histoire personnelle et relationnelle n’est pareille à aucune autre, qui nous a permis de développer une vie symbolique et spirituelle qui nous est propre. Chacun de nous se construit une personnalité, une sensibilité, une affectivité, des dons à nul autre pareil, bien que nous partagions avec les autres une humanité commune. Ce caractère profondément unique de chacun de nous exige un travail sur soi, un raisonnement qui cesse de comparer, de juger, un regard intérieur qui nous permette de nous engager dans un chemin jamais emprunté, qui se construit en marchant, comme le dit le poète Machado. Ce chemin ne cesse de croiser celui d’autres que nous rencontrons alors face à face, visage qui est l’émergence visible de notre unique et que nous offrons au regard de l’autre comme un appel à la relation, comme l’a si bien décrit Lévinas[40].
Alors, oui, il nous semble bien que le désir mimétique soit universel, ce qui laisse intact la théorie girardienne. Cela implique qu’il faille trouver des moyens de se prémunir de ses conséquences violentes lorsqu’on y cède, ce qui arrive si souvent, comme nous le racontent les romans. Mais ce désir mimétique n’est pas inéluctable, il n’est qu’une tentation toujours présente aux côtés du vrai désir qui, lui, nous convoque à identifier notre « unique » et à le déployer. De quoi parle Jésus quand il dit à la Samaritaine : « Si tu savais le don de Dieu » (Jn 4,10) ? Ne serait-ce pas du fait qu’il a créé chacun de nous « unique » ? Si cela est vrai, ne sommes-nous pas tous « fils uniques du Père » ? S’il en est ainsi, et c’est ma conviction profonde, il existe un vrai désir, propre à chacun, qui consiste à mettre au monde l’être unique que nous sommes appelé par le Père à devenir. Sans vision claire que pourrait nous donner un modèle, nous ne pouvons découvrir progressivement cet unique qu’ en réponse à un appel ; appel de l’Esprit, relayé par l’appel de nos frères qui ont besoin de nous. « Vienne dans ma vie un sauveur, écrit Jacques de Bourbon-Busset[41], quelqu‘un qui ait besoin de moi », de mon unique, ajouterais-je.
Nous affirmons donc, à côté du désir mimétique, l’existence d’un vrai désir. Positionner certains désirs mimétiques du côté des tentations du vrai désir ne signifie pas que tous les désirs mimétiques soient des tentations. René Girard lui-même, insiste sur le caractère positif que peut aussi avoir ce type de désir notamment dans l’éducation. Alors comment distinguer le bon désir mimétique, celui qui peut constituer un réel attrait, du mauvais que nous avons classé dans la catégorie des tentations ?
L’imitation est un mode d’apprentissage particulièrement efficace, et d’ailleurs propice, contrairement à ce qu’on pourrait croire, à la créativité. Désirer acquérir les techniques, les savoir et savoir-faire d’un maitre-modèle est donc effectivement un bon désir, donc un attrait, que je qualifierai plutôt de désir d’apprentissage par imitation.
Qu’est-ce qui distingue donc le désir mimétique-attrait du désir mimétique- tentation ?
il ne semble que ce soit la possibilité de satisfaire son désir sans priver l’autre de l’objet qu’il détient et qui nous attire. Apprendre en imitant le maître ne prive pas celui-ci de l’information, de la connaissance ou de la technique qu’il transmet. Le maitre, dans ce cas, n’est pas un rival mais seulement un modèle. L’imitation permet l’apprentissage sans dépossession de la part du modèle, donc peut s’effectuer sans rivalité ni violence, mieux encore avec la coopération et l’assentiment du maitre-modèle. Certes le maître perd une certaine exclusivité, donc un certain pouvoir et une certaine gloire mais c’est pour gagner autre chose, un sens à sa vie et la reconnaissance de sa qualité de pédagogue. Arrivé au stade où l’élève s’est approprié le savoir et savoir-faire qu’il désirait, là se situe le basculement. Soit vers la tentation du mauvais désir mimétique, c’est-à-dire, si on se place du côté de l’élève, le désir de prendre la place du maître, et, du côté du maître, le désir de garder l’élève sous sa domination comme un faire-valoir qui n’égalera jamais le maitre. Le modèle est alors devenu le rival ou le castrateur. Le désir mimétique, se trompant alors d’objectif, en souhaitant prendre la place du maître, est devenu tentation, source de rivalités et donc de violence. Le vrai désir se traduit chez l’élève par le désir de partir de « la maison de son maître pour aller vers lui-même » et la réalisation de son chef-d’œuvre à lui, qui ne soit pas simple reproduction du chef d’œuvre du maitre. Chez le maitre, cela se traduira par une l’envoi de l’élève sur son chemin de vie et d’épanouissement.
La grande question qui se pose ici est de savoir comment motiver à l’apprentissage et proposer son aide sans induire le désir d’être exactement « comme le maître » ou de prendre la place du maitre. Comment, après avoir transmis savoirs et techniques, inciter l’élève à déployer « son unique », ce qui ne peut se faire, le plus souvent, qu’en quittant le maître. Voici peut-être un critère décisif qui permet d’évaluer la qualité d’un maitre réellement éducateur et libérateur. Voilà aussi un choix à présenter clairement à l’élève : désires-tu « être toi-même » ou « être comme le maître ». Le basculement du désir-attrait en désir-tentation s’effectue lorsque l’on veut s’approprier ce qui appartient à l’autre en propre, désir qui est une trahison du désir « de devenir soi » au profit du désir « d’être un autre ».
La gloire du Père n’est-elle pas que nous portions du fruit et que ce fruit demeure ? Mais, aller dans le sens de son vrai désir, c’est malheureusement très difficile, surtout quand on vit dans l’obscurité d’un échec, d’un conflit ou d’une violence ; imiter l’unique que l’autre nous donne à voir est tellement plus facile. Or c’est l’autre qui est susceptible de m’aider à identifier l’unique qui est en moi grâce à la différence qui apparaît lors de la rencontre de deux « uniques », différence qui l’aidera en retour à découvrir son « unique » à lui. A la tentation du désir mimétique et à ce vrai désir à accueillir, il nous faut, pour expliquer nos comportements, associer également une troisième dimension, à partir de ce qui nous repousse, ce qui nous fait peur, ce qui est source de mal.
L’association de ces trois réalités que sont :
- la peur d’un danger, comme de sombrer dans la violence,
- l’attrait de déployer son unique,
- la tentation que constitue le désir mimétique, cette façon d’envier l’être unique de l’autre, trahison de notre propre unique,
nous paraît être le fil à trois brins indissociables, à l’origine consciente ou inconsciente de tous nos comportements.
A eux trois, Ils permettent une déconstruction convaincante de la complexité des comportements humains en interaction. Ils donnent une explication capable de décrire les forces multidimensionnelles à l’œuvre en chacun de nous. Expliciter les peurs, les attraits et les tentations qui sont présentes en nous de façon implicite nous permet d’anticiper nos choix et comportements à venir. Si nous ne les identifions pas, ils vont agir à notre insu et déterminer de façon inconsciente nos choix. Ces trois ressentis que nous avions déjà découverts dans le dilemme du prisonnier, voilà qu’ils prennent un tout autre statut ; ils deviennent les trois dimensions de toutes les motivations humaines. Ce modèle simple se révèle capable d’expliquer la dynamique de nos comportements sociaux complexes. Nous sortons ainsi des logiques antagonistes à deux termes de type ordre/désordre, confiance/méfiance, vérité/mensonge, pour entrer dans une dialogique à trois termes, trois logiques à prendre en compte, qui traversent tout être humain en relation et permettent d’expliquer ses comportements en interaction :
- logique des Peurs qui explique nos freins, nos blocages et nos répulsions, provoqués par les dangers que nous pressentons,
- logique des Attraits qui permet de comprendre ce qui nous met en marche et signale les objectifs à atteindre,
- logique des Tentations qui éclaire nos déviances, nos transgressions, les trahisons de nos propres valeurs.
Ces trois logiques sont interactives, récursives, enchevêtrées mais on peut apprendre à les gérer à condition d’avoir pris le temps de les identifier chez soi et chez ceux avec qui nous interagissons.
V – Créer les conditions d’une coopération durable
Pour inventer une société coopérative, la solution ne serait-elle pas de co-construire une organisation qui permette à chacun de découvrir de faire croître et de mettre son être unique au service du groupe, de l’équipe, de la société. Cela exige une réciprocité positive mettant en pratique la parole du Lévitique « Aime ton prochain comme toi-même », que nous récririons à la lumière de ce qui précède : « Aide ton prochain à découvrir et à déployer son être unique, comme tu as la responsabilité de ton être unique et de son déploiement ». Voilà le sommet du judéo-christianisme, maxime qui propose une autre logique que celle du désir mimétique. L’autre formule biblique voisine, « aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimé », énoncé par Jésus cette fois, je propose alors de la retraduire en « Révélez-vous les uns les autres vos uniques comme j’ai révélé à chacun de vous qui vous êtes et qui je suis. ». Il suffit d’analyser la relation qu’il a crée avec l’Apôtre Pierre pour comprendre à quel point Jésus agit conformément à ce principe. On comprend alors à quel point les deux « comme » de ces deux propositions sont loin d’une imitation à l’identique, mais une invitation à la créativité.
Remarquons que nous retrouvons ici l’idée du couplage des acteurs, une solidarité entre toutes parties du système, notamment celles qui sont faibles et souffrantes, mais qui devient ici un couplage généralisé qui intègre non seulement les revenus, mais aussi l’information, l’action, les décisions, les ressentis, les représentations. Ce couplage va même jusqu’au couplage des identités respectives, non pas par un mimétisme qui les rapprocherait, mais par une révélation mutuelle qui, au contraire, les singularise. La distinction du vrai couplage, de la vraie confiance d’avec leurs imitations intéressées est ici la pierre d’achoppement. Cette qualité, que nous avions repérer dans le paradoxe de Newcomb est indispensable pour quitter la naïveté première de celui qui croit que « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil », pour accéder à « la naïveté seconde », comme le dit J. de Bourbon-Busset[42], qui consiste à faire le choix de coopérer, tout en étant conscient des risques de trahison possibles, si on a mal évalué la confiance à faire à l’autre.
La technique qui consiste à introduire un nouveau couplage pour rendre plus facilement pilotables deux systèmes interdépendants est classique dans la conduite des procédés industriels, ma première discipline. La douche en est un exemple simple de la vie quotidienne : régler le robinet d’eau froide et le robinet d’eau chaude pour avoir le débit et la température souhaités est difficile, car leur combinaison n’est pas évidente. Les professionnels ont inventé un nouveau mécanisme couplant les deux débits de manière qu’une rotation ne règle que la température et un mouvement vertical n’agisse que sur le débit. Le pilotage du système est ainsi devenu plus aisé, par adjonction d’un couplage supplémentaire à l’interdépendance initiale des deux débits. Ainsi notre apport aux Sciences Humaines consiste à suggérer que pour vivre de façon coopérative l’interdépendance qu’implique toute vie en société, il convient d’accepter un couplage supplémentaire et volontaire avec le sort des autres, « pour le meilleur et pour le pire ». Il est alors indispensable de tenir compte de ce qui arrive aux autres comme si cela nous arrivait à nous-mêmes. Participer à ce tout qu’est la société, implique d’accepter aussi certaines restrictions dans nos degrés de liberté.
Peut-être que certains penseront que ces réflexions nous éloignent de la genèse des sociétés, des groupes ou des équipes ! Il n’en est rien, car nous observons dans ces domaines un phénomène fractal, c’est à dire des mécanismes identiques qui fonctionnent entre deux personnes pour former un couple, entre plusieurs personnes pour former une équipe, entre plusieurs équipes pour former une entreprise, entre plusieurs entreprises pour former une groupe, entre plusieurs nations pour former une union…
Là où R.Girard voit des désirs humains toujours couplés, parce que mimétiques,
J-P Dupuy, lui, propose de nous unir par une peur commune incontournable, issue d’un catastrophisme éclairé. Quant à nous, nous proposons un mécanisme plus complexe à trois dimensions :
- une dimension d’attrait qui est, pour chacun, de découvrir son vrai désir tout en aidant l’autre à trouver le sien, à travers le déploiement de l’identité unique de chacun. Elle nous pousse à mettre en place les conditions à réunir pour ce déploiement en vue d’un projet d’avenir, à définir et à réaliser avec les autres, en donnant une place légitime à chacun, compte-tenu de son « unique ».
- une dimension de peur qui porte sur les trois grands types de dangers que signale J-P Dupuy :
- la catastrophe naturelle
- la violence généralisée
- les conséquences catastrophiques et non voulues de l’activité humaine.
Trois dangers dont la prise de conscience génère une force capable effectivement de nous unifier et de prendre des décisions courageuses pour nous en protéger.
- Une dimension de tentation qui consiste à désirer selon l’autre, à désirer l’objet de l’autre, la place de l’autre, l’identité de l’autre et jusqu’à l’être même de l’autre. Si on y cède, cette tentation est, comme le dit R. Girard, à la source de la violence généralisée.
Cette tentation appelle donc un travail pour construire ensemble une éthique qui dénonce la déviance que peut être ce désir mimétique-là, qui est trahison du vrai désir, et qui décrive les règles de bonnes pratiques de la relation. Une autre tentation existe, celle de ne considérer que le court terme au détriment du long terme, source de la troisième peur, celle des conséquences catastrophiques à long terme de l’activité humaine. Sans solution définitive, la première peur, celle de la catastrophe naturelle, ne peut être combattue que par la solidarité de l’humanité entière avec les victimes de ces catastrophes là.
Les peurs exprimées par toutes les parties prenantes, à chaque niveau, qui signalent les dangers possibles, permettent de construire ensemble « un management des risques ». Les attraits qui définissent des objectifs possibles et permettent de déduire les moyens et l’organisation nécessaires pour les atteindre, conduisent au « management des objectifs ». Les tentations, qui mettent en lumière les valeurs risquant d’être transgressées conduisent à élaborer le « management de l’éthique », c’est à dire, à définir les bonnes pratiques et les règles à suivre.
Conclusion
Face à ces trois réalités de peurs, d’attraits et de tentations que nous, comme les autres, ressentons simultanément en situation d’interdépendance, notre liberté s’exerce en faisant des choix. Notre autonomie peut s’exprimer dans l’espace d’initiative et de créativité que l’on peut ainsi ouvrir en dépassant les contraintes par une coopération active avec les autres. Mais cela ne peut se faire qu’à condition de prendre conscience de nos interdépendances, en identifiant par exemple, comme nous le suggérons, ces trois ressentis et d’en tirer partie. Seul, nous n’arrivons à rien. Nous avons besoin des autres, de leur point de vue et de leur coopération.
- Face aux peurs de chacun, nous sommes libres de nous entre-écouter pour pouvoir prendre ensemble les précautions indispensables avec toutes les parties prenantes. C’est ainsi que nous pourrons éviter les évènements initiateurs de catastrophes, du niveau local au niveau global, en passant par tous les niveaux intermédiaires.
- Face à tous les attraits, nous somme libres de mettre en œuvre ensemble les moyens de créer les conditions du déploiement de nos talents uniques et de ceux des autres. Ainsi nous pourrons concevoir en commun un projet positif à travers lequel se construisent nos identités respectives et différentes, individuellement et aussi collectivement.
- Face aux tentations du désir mimétique d’être et d’avoir comme l’autre, aux tentations de l’irresponsabilité face aux conséquences de nos actes, et aux tentations de manquer aux solidarités élémentaires, il nous est possible de construire ensemble et de mettre en pratique une éthique qui, s’inspirant des dix paroles révélées à Moïse, interdise de désirer l’objet de l’autre, la place de l’autre, de désirer selon l’autre. Une éthique de responsabilité qui nous inciterait à prendre en compte les conséquences à long terme de nos actes et à nous solidariser avec les plus faibles, ceux qui ont besoin vital des qualités des autres, et qui en sont bien souvent par là-même les révélateurs. C’est une expérience essentielle que j’ai pu faire auprès d’adultes porteurs de handicaps mentaux.
Si les peurs sont abaissées par les précautions définies et prises ensemble, les attraits rendus atteignables par la coopération à tous les niveaux, du local au global, et les tentations limitées par une éthique élaborée en commun, on peut avancer, ensemble solidairement vers un avenir possible. Un avenir où l’on ne coopère pas seulement par peur de la catastrophe que l’on sait pourtant possible. Un avenir où tout le monde ne désire pas la même chose, mais une place spécifique correspondant à ses talents propres, place que chacun s’entraide à se co-construire en réservant aux plus faibles une place centrale. Un avenir où chacun puisse devenir lui-même. Une humanité acceptant de reconnaître la pertinence des lois fondamentales de la vie qu’elle n’a pas à choisir, mais à accepter et, en ce sens, acceptant l’hétéronomie, mais devenue autonome par ce qu’elle sait adjoindre à ces lois universelles les règles de bonnes pratiques dont elle a besoin pour vivre ensemble en paix. Cette démarche passe par la conscience du besoin que les uns ont des autres pour se constituer, découvrir leur identité et faire face aux difficultés de la vie. Ainsi nous n’agissons plus seulement en fonction de nos peurs mais libérés de nos peurs, grâce aux précautions prises et décidées ensemble. Nous pouvons alors être poussés vers des objectifs motivant de vie bonne et féconde où chacun ait une place unique reconnue, en suivant des règles dont tous comprennent la raison d’être pour les avoir conçues ensemble.
Cette coopération, devenue essentielle, n’est possible que si la confiance est forte, confiance en soi, en l’autre, dans l’éthique choisie, dans le projet commun et dans les moyens à mettre en œuvre. Mais précisément ce travail d’identification des peurs, attraits et tentations de tous fait ensemble permet cette construction de la confiance en incitant les participants à se coupler à travers cet effort d’intercompréhension même.
La confiance forte, cela signifie que nous acceptons de nous coupler avec tous les humains de la planète. « Pleurer avec ceux qui pleurent, se réjouir avec ceux qui ont dans la joie », de nous coupler avec tous et en particulier, là est la plus grande difficulté, avec toutes les victimes de catastrophes (Tsunamis, Tchernobyl…), avec les SDF et les « sans papier », avec les familles du Tiers et du Quart-Monde, avec les personnes ayant un handicap physique, sensoriel, cognitif ou psychique et enfin, pour rejoindre l’ancien testament, avec la veuve et l’orphelin. Ainsi, les forts peuvent permettre aux faibles de vivre et les faibles de donner aux forts un sens à leur vie.
Jean-Pierre Dupuy nous indique que nous ne croirons à la survenue de la catastrophe que si nous avons les moyens de l’éviter. Nous avons donc à travailler ensemble à rendre plus crédibles des moyens d’éviter cette catastrophe. Nous avons également à refuser la solution de facilité, dénoncée par Girard, consistant à sacrifier un bouc émissaire innocent, que l’on désigne arbitrairement comme coupable, pour nous rassurer à bon compte. Mais c’est sur des objectifs positifs visant à instaurer une vie meilleure, privilégiant les relations par rapport aux avoirs, l’émergence des uniques de chacun sur les comportements mimétiques et uniformisant. N’est-ce pas finalement la conjonction de ces trois attitudes qui nécessitent une conversion collective difficile, et non pas en s’appuyant seulement sur l’une, la peur, ou seulement en dénonçant l’autre, la tentation du bouc émissaire, qui nous pourrons nous motiver à chercher et à trouver une solution satisfaisante pour notre avenir commun? Notre réflexion a essayée d’esquisser une démarche rigoureuse et méthodique capable mettre ce programme en œuvre.
Gilles LE CARDINAL
[1] La convivialité, Ivan Illich, Seuil, 1973
[2] Essai sur le don, M. Mauss, 1923
[3] Mensonge romantique et Vérité romanesque, R.Girard, Grasset, 1961
[4] La violence et le sacré, René GirardGrasset, 1972
[5] Le catastrophisme éclairé, J-P Dupuy, seuil, 2002
[6] Theory of games and economic behavior, Princeton University Press,1944
[7] Donnant, donnant, R. Axelrod, Odile Jacob, 1997
[8] Paradoxes of rationality, N. Howard, M.I.T. Press, 1971
[9] Morale et contrat, David Gauthier, Mardraga, 1986
[10] Les mathématiques de la confiance, G. Le Cardinal, J-F Guyonnet, Pour La Science, Juillet 94
[11] Nouvelle méthodologie de recueil et de traitement de données, en vue de faciliter un changement dans une organisation , G. Le Cardinal, J-F. Guyonnet, B. Pouzoullic, E. Plot, actes du colloque IBIMA, Information Management in Modern Organisation, p .1279-1290, Marrakech, Janvier 2008
[12] La dynamique de la confiance, G. le Cardinal, J-F Guyonnet, B. Pouzoullic, 1999
[13] Ordres et Désordres, J.P. Dupuy, Seuil, 1982
[14] Retour de Tchernobyl, Journal d’un homme en colère, Seuil, 2006
[15] Du désastre au désir, G. le Cardinal, l’Harmattan, 2003
[16] Fédérer et stimuler les énergies, construire la confiance pour faire face aux situations de crise, Gilles Le Cardinal, dans Agir et Décider en situation exceptionnelle, Inflexions, n° 3, 2006
[17] Les communions humaines, R.Debray, Fayard, 2005
[18] L’enfer des choses, R.Girard, P.Dumouchel, J-P Dupuy, Seuil, 1979
[19] Idem
[20] A théory of justice, Rawls, Seuil, 1997
[21] Law, legislation and liberty, F.Hayek, Routledge et P.Kegan, 1978
[22] Analyse économique des conventions, A. Orlean, Puf, 1994
[23] Le sacrifice et l’envie. Le libéralisme aux prise avec la justice sociale, J.P. Dupuy, Hachette , 1997
[24] Foi et Raison, Encyclique, Jean-Paul II, le Cerf, 1998
[25] Plaidoyer pour la Paix, Leonardo Boff, Fides, 2002
[26] Petit traité des grandes vertus, Comte-Sponville, Seuil, 2001
[27] La condition de l’homme moderne, H. Arendt, Calmann-Lévy, 1958
[28] Le cristal et la fumée, H. Atlan, Points
[29] Le hasard et la nécessité, Jacques Monod, Seuil, 1970
[30] La méthode, E. Morin , 6 tomes, Seuil
[31] L’individuation psychique et collective, G. Simondon, Aubier, 1989
[32] Introduction aux sciences sociales, Jean-Pierre Dupuy, ellipses, 1992
[33] La violence et le sacré, Vidéo de P-A. Boutang et col. , Editions Montparnasse, 2006
[34] Des choses cachées depuis la création du monde, R. Girard, Grasset, 1978
[35] Dictionnaire de la conversation, M.W.Duckett, Firmin Didot, 1867
[36] Avions-nous oublié le mal, J.P. Dupuy, Bayard, 2002
[37] Abel ou la traversée de l’Eden, Marie Balmary, Grasset, 1999
[38] La bible traduite et présentée par A. Chouraqui, DDB, 1985
[39] Vivre la paternité, construire la confiance, G. Le Cardinal, DDB, 2005
[40] Humanisme de l’autre homme, E. Lévinas, Le livre de Poche, 1972
[41] L’instant perpétuel, Jacques de Bourbon Busset, Gallimard, 1991
[42] La stratégie de la confiance, J. de Bourbon Busset, Du mépris à la confiance, actes du colloque UTC,1990