Du mépris à la confiance

150 150 Gilles LE CARDINAL

Paru dans le premier numéro d’E&M, l’article intitulé “Pour le projet la confiance”, faisait reposer le management éducatif sur la situation de confiance collective. Il importe de revenir sur cette conception humaniste du management, qui est bien différente de la stricte application des lois et règlements et de la traditionnelle séquence commandements-exécution-vérification. Un colloque nous offre l’occasion d’examiner à nouveau le rôle de la confiance dans le fonctionnement des organisations.

Un système complexe ne peut se réduire à une représentation unique; chacune de ses représentations résulte d’une logique différente. C’est la confrontation entre les points de vue de multiples acteurs qui donne au système sa complexité, ce qui le distingue des systèmes compliqués, qui peuvent imbriquer de nombreuses parties mais dont on s’accorde sur une seule représentation.

Les systèmes complexes

Comment décrire un système complexe ? Distinguons trois entités les parties, les interactions, les projets. Les parties sont constituées des personnes, des machines, des processus et de l’environnement. Les interactions se fondent sur l’information, le pilotage des actions, les relations et la découverte des identités respectives. Les projets se caractérisent par les objectifs à atteindre et les contraintes à prendre en compte. Le niveau de base est celui où une seule personne réalise une tâche unique un ouvrier sur une chaîne de travail, ou le directeur autocrate qui considère les agents comme des exécutants. A mesure que les acteurs viennent de différents horizons, que les réseaux d’information se ramifient, que le niveau d’expertise augmente et que les objectifs se diversifient, le système augmente en complexité.

Un établissement scolaire apparaît comme un système complexe mettant en présence les logiques différentes de l’administration, du corps professoral,

des personnels de surveillance et d’entretien, des partenaires, des parents et des élèves. Dès lors, l’efficacité de ce système est fondamentalement dépendant du degré de coopération entre les acteurs. Par conséquent, le management doit assurer en priorité la sûreté de cette coopération, ce qui passe par la gestion raisonnée de la confiance interpersonnelle. C’est pour cela qu’il importe de clarifier la nature et les conditions de cette notion de confiance.

Repérer le mépris

Confrontées à la complexité, les organisations sont tentées de ramifier leur organigramme, de multiplier les hiérarchies, de compliquer les règlements, ou bien — à l’inverse — de construire de nouveaux rapports humains et de nouvelles relations de travail. Elles se trouvent devant une alternative hyperrationaliser les procédures ou développer la coopération sous toutes ses formes (interactivité, travail en équipe, partenariat). L’hyperrationalisation traduit alors une forme de défiance envers les capacités de synthèse et d’autorégulation des individus.

L’évolution récente des pratiques de management (souci du client, recherche de la qualité, valorisation des ressources humaines, projet d’entreprise) se heurte à certaines habitudes culturelles goût immodéré pour la moquerie, utilisation du scepticisme pour justifier le statu quo, incapacité à coopérer, généralisation du mépris. Il importe par conséquent de repérer le mépris partout où il domine et de rechercher les voies vers

la confiance, tout en répondant aux besoins fondamentaux de sécurité pour les personnes, de qualité pour les communications interpersonnelles et d’efficacité pour les organisations.

Reconnaître soi et autrui

Ce dont l’être humain a avant tout besoin, ce n’est pas d’argent, mais d’une reconnaissance, note Jean Vanier lors du colloque. L’enfant vit surtout de communion avec ses parents; s’il est aimé, il est en paix. Aimer, c’est révéler à l’autre qu’il a une valeur, qu’il est unique et précieux. Sans amour, la confiance est rompue: si je ne suis pas aimé, c’est que je ne vaux rien. Il en résulte angoisse, délinquance, ou bien compensation: si on n’est pas aimé, on cherche à être admiré et à triompher des autres. Vouloir prouver sa supériorité à tout prix trouve ses racines dans ce besoin de compensation au manque d’amour. La technique remplace la relation. La guérison consiste à retrouver l’équilibre entre la capacité technique de décider et la capacité relationnelle de construire cette décision collectivement.

La confiance a besoin d’être soutenue par un cadre collectif, estime Dominique Balmary. Les relations de travail sont fixées par une convention collective ; la négociation qui la prépare est déjà un acte de confiance. Un certain niveau d’équité doit être atteint pour que se développe la confiance inter-personnelle. La limitation légale des abus de pouvoir, pourvue qu’elle ne prétende pas tout résoudre, protège le climat de confiance collective. Le danger serait de se limiter à ce fonctionnement minimal, de type légaliste.

La confiance n’est pas un acte unilatéral — le préfixe du mot (cum, avec) suppose une interaction entre partenaires. Elle exige du temps pour mieux se connaître et stabiliser les relations de coopération. Elle naît à partir d’une pensée rationnelle car ce n’est pas seulement un sentiment mais le résultat d’expériences, l’observation des réussites comme des erreurs. Il y a des richesses insoupçonnées dans l’analyse des défauts, des retards, des pertes, des dommages, des conflits, et c’est précisément le mépris qui empêche d’en tirer profit. La confrontation des analyses au sein d’un groupe est indispensable pour la force et la stabilité de ce sentiment. L’analyse du passé va orienter l’interprétation de l’action à venir, remarque Monique Linard, professeur des universités, au cours du colloque déjà cité. Cette interprétation dépend de la représentation de soi : il n’y a pas confiance en l’autre s’il n’y a pas d’abord confiance en soi.

Chaque homme est unique dans ses dimensions corporelles, intellectuelles, relationnelles et spirituelles. Chaque homme est également faillible. Imprévisible et défaillant, chacun cherche à se rassurer devant tant de fragilité. Les réponses les plus faciles résident dans le mimétisme et le mépris. Je renie ma propre identité dans l’espoir de ressembler à tout le monde, ou bien je considère qu’autrui doit être comme moi et je méprise celui qui paraît différent. Pour éviter le mépris, de soi et des autres, il faut donc considérer que sa propre personne n’est ni sans intérêt, ni supérieure aux autres et il faut accepter ses propres défaillances : maladie du corps, erreur de connaissance, conflit relationnel. C’est en travaillant en équipe que nous pouvons le mieux reconnaître et autrui et nous-mêmes.

La métaphore du carrefour européen

Jean-Louis Lemoigne, professeur à l’université d’Aix-Marseille III souligne qu’avec la confiance, on est à la fois en présence d’une action et de son résultat. Il prend l’exemple d’un carrefour routier. Quatre voitures s’y présentent simultanément. Pour résoudre le problème, chacun doit avoir confiance dans la connaissance et le respect du code de la route par les trois autres conducteurs. Devant le nombre d’accidents, on a eu tendance à agir autoritairement en installant des feux tricolores. Ces feux à commandements impératifs postulent une méfiance vis-à-vis des conducteurs; peu importe que personne ne se présente sur l’autre voie, le conducteur doit attendre au feu rouge. Toute autre est la formule des carrefours européens avec rond-point. Ils constituent un obstacle partiel sur la ligne droite obligeant les conducteurs à ralentir et à réfléchir. Cette réflexion amène à laisser se désengorger le carrefour avant de s’y engager. Ne pourrait-on pas alors installer sur les voitures des signaux clignotants avec des systèmes de code comme “Merci de m’avoir laissé passer”!

Imaginons maintenant une station de pompage d’eau courante pour refroidir une usine. Généralement, le pompage de l’eau fraîche et propre se fait en amont de la rivière, le rejet s’effectue en aval. Les pouvoirs publics sont contraints d’installer une station de contrôle en aval pour vérifier si l’eau rejetée a bien été refroidie et purifiée après son utilisation. Supposons que l’on demande à l’usine de pomper son eau en aval et de le rejeter en amont. On aura créé les conditions d’un cercle vertueux. L’usine aura intérêt à refroidir et purifier l’eau utilisée, puisqu’elle l’aura à réutiliser. La station de contrôle deviendra alors superflue.

Comment naît le mépris ?

Le mépris engendre la méfiance, la méfiance produit de l’opacité. Il existe des cercles vertueux comme il peut y avoir des cercles vicieux. Quand je reçois un ordre, je me sens déresponsabilisé ; je n’ai pas à réfléchir mais à exécuter ; je me réfugie dans la revendication, dans l’indifférence ou le mutisme. Les patrons qui dirigent par le commandement s’étonnent souvent : je leur demande parfois leur avis, mais ils ne disent rien. Ces patrons ont des places de parking privilégiés, ils disposent de secrétaires, de véhicules de fonction avec téléphone: à force de cultiver les différences avec les gens avec lesquels ils travaillent, ils finissent par ruiner la confiance et à stériliser la communication. L’importance de l’organisation en réseau permet précisément de rétablir des circuits de communication courts et immédiats et de relativiser la notion de centre. Elle impose le principe de subsidiarité: tout ce qui peut être fait le plus près possible du terrain doit l’être.

Évaluer la confiance

La confiance est une énergie potentielle; elle ne se mesure pas avec exactitude, mais elle peut se tester. On peut avoir confiance dans la façon dont l’autre pense, dans ce qu’il dit et ce qu’il fait. La confiance dans les compétences peut se fonder sur les diplômes, la confiance dans les performances sur l’expérience; quant à la confiance dans les pouvoirs de coopération — c’est-à-dire dans la mise de ses compétences et de ses performances au service du projet commun —, elle se nourrit de risques surmontés. Différents indicateurs peuvent être évoqués pour vérifier le degré de confiance: le nombre des délégations, l’importance des initiatives prises indépendamment des ordres de la hiérarchie, la fréquence des suggestions faites et réalisées, le taux de rotation des effectifs, l’architecture plus ou moins ouverte des locaux, l’habitude de faire part des dysfonctionnements, l’intérêt des mesures d’encadrement destinées à favoriser un climat de confiance.

Considérons deux individus. Ils sont amenés à choisir chacun entre deux options déterminant un résultat commun. Les deux acteurs possèdent la moitié de la décision sur l’événement qui va advenir. Si la combinaison de leurs choix entraîne un événement dommageable, chacun estimera que c’est la faute de l’autre- et considéré selon un seul point de vue, ils n’auront pas tort. En ne disant que la vérité, mais une vérité partielle, chacun fait porter sur l’autre la responsabilité de l’échec. Mépriser, d’une manière générale, c’est estimer que ce qui va bien c’est à cause de soi et ce qui va mal de la faute des autres. Mépriser, c’est omettre.

Le dilemme de Newcomb

Imaginez maintenant que vous rencontrez un génie qui prétend avoir le don de prédire vos choix. Il vous propose de le démontrer ainsi. Il installe devant vous deux boîtes. Dans la première, qui est transparente, il place mille francs. Dans la seconde, qui est opaque, il place un million de francs. Il indique que deux choix sont possibles : prendre seulement la boîte opaque ou prendre les deux boîtes. Mais il précise que sa capacité de prédiction est telle que, si vous prenez seulement la boîte opaque, il l’aura prévu et que, pour vous récompenser de votre confiance, il y aura placé le million de francs. En revanche, si vous prenez les deux boîtes, il l’aura prévu aussi et il n’aura pas mis le million de francs. Pour mieux vous convaincre, le génie expérimente le jeu avec plusieurs de vos amis et à chaque fois ses prédictions se révèlent exactes. Alors, il vous indique que c’est à vous de jouer et pose devant vous les deux boîtes.

Que faire ? Si vous agissez de manière réaliste, vous constatez qu’il y a devant vous deux boîtes, dont une visiblement contient déjà mille francs. De toute façon, votre choix ne va pas faire disparaître le million de francs qui se trouve éventuellement à l’intérieur de la boîte opaque. Le réaliste se justifie en arguant qu’une décision prise dans l’avenir ne peut influencer le passé. En prenant les deux boîtes — ce qui est autorisé — la possibilité de gain est maximale. Si vous faites confiance au génie, votre choix est différent; vous ne pouvez gagner qu’un million de francs et non pas un million et mille francs, mais vous choisissez tout de même la boîte opaque. Ce faisant, vous préparez une coopération durable. Réalisme et confiance conduisent à deux décisions différentes. À l’instar du génie de cette histoire, certains hommes ont su créer la solidarité au sein d’une équipe en convaincant leurs équipiers qu’ils adopteront eux-mêmes toujours une attitude coopérative et que l’on pouvait compter sur eux pour conduire un projet collectif sur le long terme. Il y faut de la clarté et surtout de la constance.

Les obstacles à la confiance

Hervé Sérieyx, président de la société de consultants Euréquip: “Nos démons intérieurs ont pour noms : méfiance, suffisance, esprit de clocher, médiocre capacité à travailler ensemble. L’efficacité de nos réels talents serait considérablement multipliée si nous devenions des adeptes d’un sixième zéro: le zéro mépris”. Pour l’entreprise, le mépris des clients entraîne des pertes de marché, le mépris des fournisseurs alourdit les stocks et impose de multiples contrôles, le mépris des services les uns envers les autres provoque une baisse de la qualité, le mépris des personnels stérilise l’innovation. Les incidences du mépris sont incalculables, et c’est sans doute pourquoi on ne les calcule pas ! Passer d’une pratique mécaniste, séquentielle et hyperrationnelle à la confiance est difficile. Chacun de nous est bien persuadé que la confiance est nécessaire, mais il se donne rarement les moyens d’y parvenir.

Apprendre à faire confiance

Jacques Chaize, président national du centre des Jeunes Dirigeants, souligne que le management des années 1990 va porter sur la manière de travailler autrement. Pour l’entreprise, quatre impératifs se dégagent : réagir vite pour être compétitive, avoir une vision globale du marché, introduire dans chaque produit et service le maximum de valeur ajoutée et par conséquent d’innovation, solliciter dans chaque travailleur son aptitude au progrès. Dans le système taylorien, la liberté et la créativité de l’homme étaient des obstacles; elles deviennent alors des atouts. L’autorité du dirigeant réside dans sa manière de rendre les personnels auteurs de la vie de l’entreprise, en leur permettant la liberté du temps (horaire flexible), la liberté de l’espace, (décloisonnement), la liberté du dialogue (rejet de l’arbitraire).

Il est nécessaire de cerner, pour les réduire, les peurs suscitées par l’ouverture confiante, et les tentations de la méfiance se donnant pour du réalisme. Reconnaissons que le code du travail s’ouvre en écrivant que “le contrat de travail suppose un lien de subordination.” Bernard Reumaux, délégué général d’Entreprise et Progrès, observe que le droit des affaires cherche surtout à prémunir contre les malhonnêtetés d’un partenaire : les différends entre les salariés et l’employeur s’y règlent, non sur la base de la confiance, mais sur celle de la justice. Une exception notable: celle des courtiers. Ceux-ci mettent en rapport un vendeur et un acheteur de façon à ce qu’ils fassent affaire. Ils prennent au téléphone des décisions instantanées, sans autre engagement que la parole donnée. C’est que la tentation de trahir et de conclure après coup un accord plus intéressant se traduirait par une perte définitive de la confiance et par conséquent par une extinction de leur profession.

Les relations professionnelles ont considérablement évolué. La plupart des chefs d’entreprise ont compris que le personnel n’était pas une force de travail à placer sur le même plan que les finances, les machines et les matières premières. Dès lors que l’on ne leur demande pas seulement une force physique ou une répétition d’opérations, le problème essentiel est de solliciter leur imagination, leur créativité, leur sens de la qualité, leur esprit de la responsabilité. Les règles d’organisation sont cependant demeurées largement inchangées : hiérarchie pyramidale, fonctions compartimentées, ordres stricts et contrôle a priori. Notons que ces règles, issues du taylorisme, avaient elles-mêmes remplacé une organisation pré-industrielle, de type convivial, unissant l’artisan et son compagnon. La seconde étape est celle du management de l’ère post-industrielle, qui permet de piloter des systèmes complexes. Cette ère est celle de l’enchevêtrement des causes et des effets, de l’ordre et du désordre, de l’omniprésence de l’incertitude. Des pratiques d’organisation nouvelles se font jour, comme l’entreprise cellulaire, la réduction des échelons hiérarchiques, le fonctionnement en réseau, le travail en équipe. En même temps, des pratiques de management fondées sur la confiance permettent de diriger autrement. La coopération fondée sur la confiance interpersonnelle apparaît comme la condition essentielle pour la réussite des organisations complexes. C’est un facteur décisif pour épanouir les potentialités humaines et donc les rendre plus efficaces. Le danger de l’exploitation de l’homme par l’homme ne réside plus, de nos jours, dans l’accroissement de la productivité du personnel, mais dans le fait de le priver d’un travail intéressant qui sollicite toute sa valeur.

Maurice BERRARD, GiIIes LE CARDINAL et Jean-François GUYONNET, Actes du colloques UTC, octobre 1993

(1) Les actes du colloque “Du mépris à la confiance”, qui s’est déroulé en décembre 1990 à l’université de Technologie de Compiègne, ont été publiés par le centre de Recherches de Royallieu (BP 649, 60206 Compiègne Cedex). On y lira notamment les communications de Cilles Le Cardinal (“Confiance et dilemme”), Jean-E rançois Guyonnet (“L’unité d’interaction”), Jacques de Bourbon-Busset (“La stratégie de la confiance”), Jean Vanier (“Confiance et thérapie”), Bernard Reumaux (“Entreprise et confiance”), Jacques Chaize (“Management et confiance”), Dominique Balmary (“Emploi, relations sociales et confiance”), ainsi que l’introduction et la conclusion d’Hervé Sérieyx.

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